Elle émerveille autant qu’elle inquiète. Nouvel allié du journaliste, l’intelligence artificielle transforme les pratiques et questionne les fondements du métier. Décryptage automatique d’interviews, création de clips musicaux, rédaction assistée d’articles, génération d’images et de vidéos… Cette technologie ne cesse de repousser les limites de ce que l’on croyait réservé à l’humain.
Permettre à des machines de penser, apprendre et agir comme nous mais sans nous. Telle est la mission assignée à l’intelligence artificielle. Technologie numérique en constante évolution, elle s’impose peu à peu comme un élément clé de notre quotidien. Assistants vocaux, algorithmes de recommandation sur Youtube, application de retouche de photos intelligentes ou encore IA générative, cet outil s’infiltre dans tous les secteurs, y compris celui des médias. De simple instrument de traduction, l’intelligence artificielle est désormais indispensable -ou presque- dans la production d’informations. Journaliste-bloggeur, Ibrahima Lissa Faye est l’un des pionniers de la presse en ligne au Sénégal avec le groupe qu’il a fondé en 2008, PressAfrik. Passionné de technologie, il n’a pas hésité à introduire l’intelligence artificielle dans le quotidien du média de la collecte au traitement jusqu’à la diffusion du contenu sur leurs différentes plateformes. « Nous recourons à l’IA surtout pour retranscrire les interviews : plus besoin de rester des heures à écouter et taper. Une fois la transcription obtenue, nous relisons et corrigeons, car certaines subtilités échappent encore aux machines », explique-t-il.
Selon un recensement effectué par le ministère de la Communication, le Sénégal comptait 224 médias en ligne. Très vite, ce nombre s’est réduit à 48 après la publication de la liste des médias reconnus conformes aux dispositions du Code de la presse. Dans un tel foisonnement médiatique, donner des informations à chaud ne suffit pas souvent pour se positionner auprès des internautes. Là encore, PressAfrik peut compter sur l’apport de l’Intelligence Artificielle. « ChatGPT nous aide à faire ressortir les mots-clés, ce qui facilite l’indexation et améliore notre positionnement sur les moteurs de recherche », révèle Ibrahima Lissa Faye.
L’IA, une révolution discrète mais incontournable dans les rédactions sénégalaises
Le mardi 20 mai 2025, le quotidien Le Soleil a célébré ses 55 ans. Durant ce demi-siècle et quelques poussières, le groupe de presse a été le point de passage d’une multitude de journalistes talentueux tout en assistant à toutes les évolutions technologiques. Ces dernières années, l’organe de presse a mis un point d’honneur au digital. Pour cette aventure, le service s’appuie essentiellement sur sa jeunesse, une nouvelle génération qui n’hésite pas à utiliser les supports numériques qui se présentent à elle.
Cheikh Tidiane, datajournaliste, confie : « Lors d’un projet de ‘new deal technologique’, j’ai généré en un temps record mes propres datasets et les visuels associées grâce à l’IA ». Sa collègue Arame Ndiaye, pour sa part, affirme gagner « un temps précieux » avec l’application Turboscribe avant d’utiliser l’IA générative pour peaufiner ses articles.
Une adoption encore timide malgré des gains réels
Le Dr Mamadou Diouma Diallo, enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’université Gaston berger de Saint-Louis, s’est penché sur l’impact de l’IA dans les médias en ligne. Selon lui, malgré ses avantages -gain de temps, assistance à la rédaction, aide à la vérification des faits-, son adoption reste encore marginale au Sénégal. L’outil suscite à la fois fascination et prudence. « Nombre de journalistes redoutent de trahir leur contrat de confiance avec le public ; ils craignent de perdre l’humanité qui fait la valeur d’un texte. D’autres, tout simplement, ne connaissent pas les possibilités offertes par l’IA », a-t-il.
L’utilisation de l’intelligence artificielle dans les médias ne se limite pas à la rédaction d’articles ou aux recherches inversées dans le cadre d’un travail de vérification des faits ou encore appelé fact-checking. Cette technologie révolutionnaire est également employée dans la production audiovisuelle. Pour la commémoration des 80 ans du massacre de Thiaroye, l’artiste rappeur Dip Doundou Guiss a dévoilé, le 8 décembre 2024, le clip « Thiaroye 44 », un remix de son morceau Jambaar. Au-delà de l’hommage rendu aux tirailleurs sénégalais morts lors de cet épisode tragique, cette production a fait parler d’elle en raison des images entièrement générées par intelligence artificielle. Une œuvre qui a permis à l’artiste sénégalais de remporter la 3? place au World AI Film Festival en France. L’un des artisans de ce succès est Hussein Dembel Sow. Là où le tournage d’un clip de cette envergure aurait nécessité des moyens colossaux, ce réalisateur a simplement téléchargé de nombreuses photos de l’artiste sur son compte Instagram et procédé à quelques manipulations. « Avec une vingtaine de photos de Dip récupérées sur Instagram, un modèle de diffusion peut imaginer tous les scénarios : Dip sur la Lune, en tirailleur, ou en costume », détaille-t-il.
Des IA dans les rédactions… aux deepfakes dans les médias
Entraîner des modèles d’intelligence artificielle et leur donner vie pour assurer certaines tâches journalistiques. Un procédé qui commence à séduire de nombreux médias. À l’exemple de la célèbre chaîne de télévision nigériane TVC News, qui a lancé, le 30 avril 2025, des présentateurs IA pour ses bulletins en anglais, yoruba, haoussa et igbo. Mais, cet usage n’est pas sans risque et pourrait donner du fil à retordre aux journalistes surtout avec la prolifération d’une nouvelle menace : les Deepfakes. Ce procédé s’appuyant sur l’Intelligence artificielle permet notamment la superposition de fichiers audios ou vidéos sur d’autres fichiers de manière à créer de faux contenus.
Autre exemple de l’influence croissante de l’IA dans les médias cette fois-ci en Italie, où le quotidien Il Foglio a édité un supplément présenté comme le premier journal au monde réalisé entièrement avec l’intelligence artificielle. Cette technologie a été utilisée pour faire l’écriture, les titres, les chapeaux, les citations, et même pour ironiser. Selon son directeur, le rôle des journalistes se limitait à poser les questions et à lire les réponses de l’IA.
Vers une mutation des métiers et des pratiques
Bien que son usage soit contrôlé par l’homme, l’intelligence artificielle semble reléguer ce dernier au second plan. Rien de bien inquiétant pour le moment, mais peut-on craindre qu’à moyen terme des emplois soient menacés ? « Certaines rédactions africaines n’emploient déjà plus qu’une ou deux personnes chargées de la réécriture », avertit Ibrahima Lissa Faye. Dr Diouma Diallo confirme : « Les postes de secrétaires de rédaction fondent comme neige au soleil ; la logique économique prime ». Hussein Dembel Sow quant à lui nuance : « Les métiers purement techniques sont les plus menacés ; ceux qui mobilisent créativité et mise en scène résisteront mieux ».
Outre cette logique capitaliste, qui pourrait permettre aux patrons de presse de réduire les dépenses, les craintes d’un effondrement cognitif sont également présentes. Rédiger un article pour un journaliste est tout un art. Loin de se contenter de donner l’information dans sa forme la plus basique, l’historien du présent fait appel à des capacités d’analyse et de mise en contexte, des aptitudes qui mobilisent à la fois son esprit critique et sa culture générale. Or, à force de déléguer certaines de ces tâches à des intelligences artificielles, certains professionnels redoutent un appauvrissement progressif de l’effort intellectuel.
« L’IA peut rendre paresseux ; un journaliste qui se contente de copier-coller creuse sa propre tombe », prévient Ibrahima Lissa Faye. Le Dr Diouma Diallo ajoute : « La légitimité du journaliste, c’est sa capacité à enquêter, à confronter les sources. L’IA fragilise ce rôle si elle devient un substitut ».
Une régulation éthique en construction
Face à ces bouleversements, les acteurs du secteur ne restent pas les bras croisés. Des initiatives voient le jour pour réfléchir collectivement à un usage raisonné et responsable de l’intelligence artificielle dans les médias. À l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, la Convention des jeunes reporters du Sénégal (CJRS) a organisé un panel sous le thème : « Informer dans un monde complexe : l’impact de l’IA sur la liberté de la presse et les médias ». Cet événement a réuni toutes les forces vives de la presse.
Panéliste de cette rencontre, Abdou Khadr Seck distingue trois niveaux d’usage : faible risque (corrections, fact-checking), risque modéré (avec mention au public) et usage à proscrire (contenu intégralement généré). Ababakar Sadikh Ndiaye plaide pour une démarche courageuse des rédactions en adoptant l’IA tout en encadrant les risques. La génération d’un contenu passe par une requête composée d’instructions, de questions ou d’une série de données fournies à un modèle d’IA. Plus la consigne est claire et détaillée, plus la réponse générée sera pertinente. C’est tout l’enjeu du prompt engineering, cette nouvelle compétence qui consiste à formuler efficacement les requêtes adressées aux intelligences artificielles et que le journaliste se doit également de maîtriser.
Des avantages et des inconvénients qui poussent les professionnels à préconiser un usage responsable et transparent de l’IA, tout en accordant un point d’orgue aux règles d’éthique et de déontologie. Une démarche indispensable pour maintenir le rapport de confiance qui lie le journaliste à son public. « Il nous faut clairement des lignes rouges à ne pas franchir. Si un journaliste aujourd’hui a généré un article, ou a écrit un article avec le contrôle de l’IA, moi je pense que l’éthique voudrait que ce journaliste-là cite l’IA comme une source ayant effectivement aidé à la réduction de cet article », plaide le Dr Mamadou Diouma Diallo. Il ajoute : « les acteurs du secteur doivent jouer franc jeu et mettre en place une charte ».
Un encadrement légal encore balbutiant
Une piste que le Conseil pour l’Observation des Règles d’Éthique et de Déontologie dans les médias dit prendre au sérieux. Pas question toutefois de tout chambouler. L’instance préfère s’appuyer sur les textes en vigueur pour encadrer, à terme, l’usage de l’intelligence artificielle dans les rédactions. « Nous intégrerons l’IA dans la charte des journalistes du Sénégal et dans celle des techniciens », annonce son président, Mamadou Thior. Pour le Dr Diouma Diallo, cette charte permettrait de briser le tabou pesant sur la conscience de certains journalistes lors de leur utilisation de cette technologie. « Je pense que nous sommes dans une situation où on gagnerait à jouer la carte de la transparence, où l’ensemble des acteurs qui composent l’écosystème de l’information, particulièrement celle en ligne, devraient effectivement jouer franc jeu, se dire les choses, qu’est-ce qui peut être fait et qu’est-ce qui ne peut pas être fait, qu’est-ce qui est permis et qu’est-ce qui n’est pas permis », exprime-t-il.
L’intelligence artificielle est un sujet qui s’invite à toutes les tables de discussion, même au sommet de l’État. En 2023, le Sénégal s’est doté d’une stratégie nationale et d’une feuille de route sur l’IA. Même si la question d’une réglementation de cet outil dans les médias n’est pas encore à l’ordre du jour des autorités, celle d’une IA souveraine reste un objectif clair comme le rappelle la directrice des Technologies de l’information et de la communication. Directrice des Technologies de l’Information et de la Communication au ministère de la communication, Aissatou Jeanne Ndiaye détaille : « Il faudrait également qu’on essaie de développer des outils africains, des outils purement IA au Sénégal. Afin de les adapter aux réalités linguistiques, culturelles, sociales et locales ». Elle poursuit : « Par rapport aux médias, en ce moment, il y a le code de la publicité, qui va un peu toucher, pas forcément tout ce qui est IA et médias, mais le contenu. Parce que cette création de contenu, elle est assez importante et peut générer beaucoup d’argent au niveau des médias ».
Qu’elle soit perçue comme une menace ou une opportunité, l’intelligence artificielle demeure avant tout un outil au service du journaliste, à condition de la comprendre et d’en prendre le contrôle, le tout dans un usage responsable. « Je me dis que l’IA peut servir dans le contenu, mais le reportage qui nécessite, de faire vivre le public, de faire entendre, de faire sentir, de faire voir au public, l’IA ne peut pas le faire. Parce que le niveau de descriptif, les détails que vous avez donnés, le style dans lequel vous devez les donner, ça, je me dis que l’IA ne peut peut-être pas encore le faire », pense Ibrahima Lissa Faye.
Abordant dans le même sens, le Dr Diouma Diallo ajoute : « ce qui fait véritablement la légitimité du journaliste, elle est aussi justement dans sa capacité à aller questionner la véracité de l’information, à aller dans les sources, à multiplier, confondre les sources, pour pouvoir éclairer le lecteur par rapport à l’information ». Sans cela, l’enseignant-chercheur prédit un nivellement par le bas de la pratique journalistique au point de provoquer -ou d’accentuer- l’avènement du phénomène du « journalisme assis ».
Une révolution irréversible mais à encadrer
À l’heure où l’intelligence artificielle redessine les contours du métier, la formation des journalistes doit elle aussi se réinventer. Afin d’en appréhender les mécanismes et d’en faire un usage responsable, le CESTI a entamé l’intégration de l’IA dans ses enseignements de multimédia et de webjournalisme. Mais face à une technologie qui évolue sans cesse, le journaliste devra lui aussi se mettre à jour constamment. Une démarche que le Dr Diouma Diallo approuve : « clairement, c’est là où il faut aller, et je pense qu’on n’aura pas le choix. Au lieu d’être dans une logique de répression, de négation ou même de jugement, je pense que nous gagnerions à voir comment l’IA pourrait être utilisée de manière intelligente et efficace dans notre quotidien (…) Nous avons atteint un point de nos retours, et ce qui fait qu’on n’a pas le choix. Nous y sommes ».
Et si, dans un futur proche ou lointain, la meilleure façon de ne pas être remplacé par une machine était justement de savoir s’en servir ? Car à l’ère de l’IA, le journaliste de demain ne sera pas celui qui la redoute, mais celui qui l’apprivoise sans jamais renoncer à sa rigueur, son humanité, ni à son esprit critique.
Seneweb
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